La légende de Georgiana Despaties

ouimet-raymond Par Le 05/01/2022

Dans Histoire locale

       Ottawa, 31 mars 1945, sept heures et demie. Ottaviens et Hullois affluent au marché By comme tous les samedis matin. Une partie de la foule qui fréquente le marché porte l’uniforme kaki de l’armée du Canada. En effet, le pays est en guerre contre les forces de l’Axe depuis plus de cinq ans.

       Rue Murray, déambule Georgiana Despaties, une dame âgée de 64 ans – que tous appellent la « Vieille Despaties » ou encore Georgine et aussi Georgie. Elle rôde dans les rues des villes de Hull et d’Ottawa depuis au moins une quinzaine d’années en poussant devant elle un carrosse chargé de bois, de résidus de papier, de fruits et de légumes.

Un camion recule. Son conducteur, Joseph Girard, n’aperçoit pas Georgiana qu’il renverse brutalement. Un homme qui passe par là, Arthur Williams, avertit le conducteur d’arrêter. Mais quand celui-ci aperçoit les signaux de Williams, il est trop tard : les roues du camion ont écrasé la sexagénaire morte sur le champ. La nouvelle de la mort de Georgiana se répand comme une traînée poudre dans chez les francophones de Hull et d’Ottawa.

       Femme originale s’il en est une, Georgiana Despaties a vu le jour le 10 février 1880 à Saint-Pierre-de-Wakefield, municipalité que les urbains raillaient en l’affublant du nom de Saint-Pierre-la-Misère, tellement la pauvreté y était courante. Elle est la cinquième d’une famille de onze enfants.

La vie de Georgiana

De l’enfance de Georgiana nous ne savons rien ou presque si ce n’est qu’elle semble avoir eu une bonne instruction, car non seulement savait-elle lire et écrire, mais elle était aussi une musicienne accomplie. Elle avait si bien appris à jouer du violon que tous les mélomanes de la région auraient, dit-on, applaudi son talent.

       Pendant de nombreuses années, Georgiana Despatiesa habité dans un logement situé à l’intersection des rues Champlain et Verchères à Hull. Dans une des fenêtres du logement, on pouvait apercevoir une statue de la vierge. Par ailleurs, à l’âge de 17 ans, elle était à l’emploi de l’université d’Ottawa. Plus tard, elle a été à l’emploi de l’hôtel Impérial, à Hull, puis de l’imprimeur ottavien Mortimer, puis enfin chez le barbier Wilfrid Rhéaume, rue Cumberland à Ottawa où elle logeait.

Quel est l’événement qui a changé le cours de la vie de Georgiana ? Cette femme, qui sera toujours célibataire, était pourtant jolie comme en témoigne une photo prise vers 1895-1900. Elle ressemblait à sa mère avec un brin de jovialité en plus. A-t-elle souffert d’une peine d’amour ? D’une dépression nerveuse consécutive à la ménopause ? On n’en sait rien.

       À partir de cette époque, Georgiana entreprend une vie de bohème et devient « guenillou » ; elle déambule dans les rues des villes de Hull et d’Ottawa, coiffée d’un chapeau colonial en hiver et d’un feutre en été, en poussant un carrosse chargé de bois, de papier ou de résidus de fruits et légumes, et accompagnée d’un petit chien blanc. Originale, Georgiana l’est depuis longtemps, et plusieurs personnes la classent parmi les détraquées.

À partir de 1942, elle habite dans une bicoque située boulevard Sacré-Cœur, à côté du commerçant de bois Jos. Pilon, c’est-à-dire là où se trouve aujourd’hui l’immeuble de l’ancienne Imprimerie nationale. Le terrain appartenait alors à la Banque Provinciale qui lui a ordonné de partir au plus tard le 1er mai.

Sa bicoque ressemble, a-t-on dit, à un véritable capharnaüm. Elle est décorée de plusieurs arbres de Noël à longueur d’année ; des statues de saints et de saintes sont placées dans tous les coins de l’humble logement et elle orne ses fenêtres de billets de banque. De plus, elle garde une dizaine de chats.

Saine d’esprit

Le 8 mai 1942, la vieille fille est arrêtée par un agent de police pour avoir troublé la paix et les mœurs publiques. La cause est entendue le 1er juin suivant par le Recorder qui l’acquitte parce qu’il : « […] n’y avait eu aucune raison de l’arrêter et qu’il n’y avait eu aucune violation des règlements de la Ville. »

Figure légendaire de la région, Georgiana Despaties est maintes fois photographiée et plus particulièrement par l’artiste-photographe Bertin Mackenzie-Dubé en novembre 1944. Elle tient alors son petit chien blanc dans ses bras. Une autre photographie la montre en train de glaner sur le marché la marchandise qui devait remplir son carrosse.

Après l’exposition de son corps à la maison funéraire Gauthier, à Ottawa, les funérailles de Georgiana Despaties seront célébrées à l’église du Très-Saint-Rédempteur, à Hull, par le chanoine J.-A. Carrière, curé de la paroisse, le 2 avril 1945. Le lendemain des funérailles, le journal Le Droit écrit :

Des gens peuvent devenir populaires en jetant l’argent par une fenêtre d’hôtel. Mlle Despathies (sic) ne fut jamais en quête de popularité ; elle l’obtint quand même, mais bien humblement.

       Georgiana aurait été inhumée par une âme charitable dans la fosse commune du cimetière Notre-Dame d’Ottawa.

       Ainsi se termine le court résumé de la vie de Georgiana Despaties qui, faute d’avoir eu une descendance, a laissé dans le cœur des Hullois et des Ottaviens de son époque le souvenir d’une femme originale, bien sûr, mais aussi d’un commerce agréable.

Sources :

Archives municipales de Gatineau, correspondance générale, H-005. de la Ville de Gatineau.
Archives municipales de la Ville de Gatineau, Registre quotidien d'incendies du Service d'incendie de Hull, H-006.
PAQUETTE, Jean-Maurice, en collaboration avec Raymond Ouimet, La légende de la « vieille Despaties », Hier encore (Gatineau), no 7, 2015, pages 22-25.
DESPATIES, Gilles, communication du 20 février 2014.