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La légende du lac des Fées

Par Le 30/01/2016

Dans Histoire locale

          Les chagrins d'amour, qui parfois « durent toute la vie », ne sont pas toujours dus à l'intransigeance des parents. De tout temps, il y a eu des jeunes hommes volages pour briser le coeur de leur fiancée et des jeunes filles capricieuses pour faire subir mille tourments à leur soupirant. L'inconstance amoureuse est au moins aussi ancienne que les relations homme-femme, comme le prouve la plus vieille histoire d'amour de l'Outaouais.

          Il y a de nombreuses lunes, bien avant l'arrivée de l'Européen dans notre région, le territoire de la ville de Gatineau était couvert d'une dense forêt giboyeuse, parsemée de lacs poissonneux. Une paisible tribu algonquine y coulait des jours heureux sur le bord d'un lac aux eaux limpides et profondes, le lac des Fées. Ik8é, la fille du chef, était aimée de deux braves et vaillants guerriers de sa nation. Mais la jeune Amérindienne à l'humeur volage tardait à jeter son dévolu sur l'un ou l'autre de ses valeureux prétendants et elle avait demandé à son père quelle épreuve les deux guerriers devraient subir pour mériter son cœur.

          –Ik8é, dit le père, viens t'asseoir près de moi que je te raconte les Ameriendienneméchancetés que notre peuple a subies. Il y a longtemps, nous étions une nation aimable qui vivait en paix avec ses voisins. Mais de cruels guerriers ont expulsé nos pères de leur territoire de chasse. Ils tuèrent nos hommes les plus braves et amenèrent nos femmes en captivité. Voilà que nos ennemis reviennent une fois de plus. Je dois mobiliser tous mes guerriers et repousser loin de nos rivages cette cruelle nation. De tes amoureux je ferai des chefs dont les noms seront honorés pour toujours. Si par chance l'un deux revenait, sa main tu ne devras jamais repousser.

          –Mais père ! dit la jeune femme, s'il fallait que mon destin soit de traverser seule ce monde terrestre? Mon cœur se briserait et je me jetterais volontiers tout au fond du lac sur les bords duquel nous avons vécu de nombreux jours heureux. Je ne pourrais jamais vivre seule et il serait trop tard pour que je puisse me repentir de mon inconstance.

          Juste à ce moment, un messager arriva en hâte pour informer le vieux chef que l'ennemi était en vue, qu'il dévalait les collines de la Petite Rivière et atteindrait bientôt la Grande Chaudière (rivière des Outaouais, près du pont des Chaudières). Le chef laissa sa fille en pleurs pour mobiliser ses guerriers qu'il lança contre les hordes ennemies. Alors commença la plus sanglante des batailles dont fut témoin la rivière des Outaouais. Le combat fit rage toute la journée près des chutes de la Grande Chaudière et ne prit fin que lorsque mille braves eurent succombé.

          Les deux guerriers amoureux étaient au nombre des morts et leur corps avait été laissé, sans sépulture, sur le champ de bataille. Assise au bord du lac où campait sa tribu, la jeune fille redoutait d'apprendre le sort que la bataille avait réservé à ses soupirants. Angoissée, il lui semblait entendre son cœur crier : « Oh! Trop tard! » Quand enfin son père revint, ses faibles espoirs s'évanouirent.

Iroquois          Viens Ik8é, viens t'asseoir près de moi, lui dit son père, que je te raconte le déroulement du combat et la mort de tes amoureux qui sont tombés près de moi pendant la bataille. Leur bravoure a stimulé nos guerriers.

          Va, dit-elle, aucune parole ne pourra me consoler cher père. Pardonne-moi. Mes jours sont arrivés à leur terme. Je ne puis vivre plus longtemps. La forêt s'est tue, la nature m'appelle : « Pardonne! Pardonne! Adieu! Adieu! »

          Et d'un seul bon, comme une biche effrayée, Ik8é se jeta dans les eaux du lac où elle repose encore aujourd'hui tout au fond, souriante. Depuis ce jour, on raconte que les deux vaillants guerriers amoureux montent la garde autour du lac et rôdent dans les boisés environnants en implorant le Manitou de leur rendre Ik8é disparue à tout jamais. En vain ils continuent à chercher tous deux, sous la neige et la pluie, leur bien-aimée, celle qui de son vivant n'a pas su choisir. Mais telle une fée, Ik8é rôde autour du lac sans pouvoir les consoler. Condamnée à les voir, elle ne peut être vue d'eux et son amour restera toujours sans retour.

          Tel a été et sera le destin de cette fille volage pour des siècles et des siècles. La légende ajoute que si Ik8é avait sagement choisi, ses deux amoureux s'en seraient mieux portés et elle n'aurait pas si chèrement payé son éternité. Les jeunes filles d'aujourd'hui  et pourquoi pas les jeunes hommes?  devraient prendre le temps d'arrêter un moment leurs pas quand elles se promènent près du lac des Fées pour réfléchir au sort d'Ik8é qui, pour avoir refusé de choisir, a perdu le repos éternel.

Note :

Ik8é (Ikoué) est un mot algonquin qui signifie femme (communication de M. Bernard Assiniwi à l'auteur). Anson Gard a donné à l'héroïne le nom de Womena, ce qui est peu vraisemblable. En effet, pourquoi un nom algonquin aurait-il eu une racine étymologique anglaise ?

Source :

Adapté de Gard, Anson, A., The Legend of Fairy Lake dans The pioneers of the Upper Ottawa and the Humors of the Valley, South of Hull and Aylmer Edition, Ottawa, 1906, pp. 105, 106 et 107.

 
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