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Les sœurs Richard

ouimet-raymond Par Le 03/02/2022

Dans Histoire locale

          Il y avait jadis en Outaouais, comme partout ailleurs au Québec, une coutume que l'on appelait « les fréquentations ». Celles-ci devaient normalement aboutir au mariage à la suite d'une cérémonie de fiançailles au cours de laquelle le prétendant s'engageait à prendre pour épouse la jeune fille pour laquelle son cœur battait. Ces fréquentations strictement restreintes aux « bons soirs » consistaient en des visites, des sorties, des échanges d'opinions et parfois aussi de plaisirs défendus. C'était un temps d'inquiétudes et pour le curé et pour les parents qui dénonçaient les fréquentations jugées inutiles quand elles n'avaient pas pour but principal le mariage. Pour les jeunes gens, c'était le bon temps, celui dont plus tard on se souvient avec nostalgie.

          Les fréquentations se déroulaient généralement dans le cadre d'une surveillance rigide. Les couples d'amoureux étaient le plus souvent accompagnés d'un chaperon au cours de leurs sorties et parfois même pendant la soirée au salon.

          Et quand le fiancé veillait un peu trop tard chez son amie de cœur, le futur beau-père n'hésitait pas à remonter, d'un air faussement innocent, l'horloge devant les tourtereaux qui comprenaient le message. Dès que les fréquentations marquaient une certaine assiduité, les parents intervenaient pour découvrir les intentions des jeunes gens. Et si l'ami ou l'amie de cœur de leur progéniture ne leur convenait pas, ils mettaient fin à l'idylle. Mais il arrivait parfois aux amoureux d'offrir une résistance particulièrement opiniâtre aux volontés parentales, surtout quand ils avaient fêté Pâques avant les Rameaux !

          Alphonse Richard et son épouse avaient de très jolies filles qui étaient évidemment fort recherchées par cette partie de la gent masculine en quête d'une compagne. L'une d'elles, Alexandrine, âgée de dix-neuf ans, fréquentait un jeune homme de vingt-deux ans, Joseph Laviolette de la rue Duke (Leduc) à Hull. Les jeunes gens s'aimaient d'un amour si passionné qu'ils avaient résolu de s'épouser. Mais voilà, les parents d'Alexandrine ne voulaient pas entendre parler de ce mariage et s'y opposaient formellement. Malgré cela, les tourtereaux avaient décidé de passer outre aux objections des parents et ils conçurent le projet de convoler devant un pasteur anglican qui aurait été moins curieux que ceux de l'Église catholique. Après avoir fignolé dans le plus grand secret les préparatifs du mariage, Alexandrine s'était enfuie de chez elle pour rejoindre son cavalier le soir du 7 novembre 1895. Sans perdre de temps, le couple d'amoureux se rendit à l'église épiscopale Christ Church à Ottawa où le révérend Loucks bénit leur union conjugale le même soir.

Un secret vite éventé

          Comme la partie urbaine de l'Outaouais était encore peu peuplée à l'époque, les secrets de cœur ne faisaient pas long feu et les nouvelles locales circulaient plus vite qu'aujourd'hui. Le soir du mariage du jeune couple hullois, Alphonse Richard était mis au courant de l'escapade de sa fille. Fort mécontent, il était allé se plaindre au poste de police où il avait réussi à obtenir un mandat d'arrestation à l'encontre de sa fille pour désertion du toit paternelDozois joseph.

          Le lendemain, la jeune Alexandrine comparaissait en cour, mais le juge décida de remettre l'audition de la cause à la semaine suivante. Le père de la jeune mariée demanda alors que sa fille soit placée sous sa garde jusqu'au moment où le tribunal rendrait sa décision. Mais l'avocat Rochon, défendeur d'Alexandrine, s'y était opposé et il avait sollicité la mise en liberté provisoire de sa cliente sur simple cautionnement personnel, ce qui lui fut accordé.

          Le lundi 11 novembre 1897, le recorder Champagne rendait sa décision en l'absence d'Alphonse Richard qui avait peut-être pressenti sa défaite judiciaire. En effet, le juge rejeta la plainte de Richard et le condamna à payer tous les frais, soit 20 dollars, dans les deux jours sous peine d'un mois de prison! Le 17 janvier 1896, à l'église Notre-Dame-de-Grâce de Hull, le jeune couple faisait valider son mariage par le père Dozois. Comme quoi l'amour est plus fort que la police !

La plus belle femme de Hull

          Nul doute qu'après ce procès Alphonse Richard resserra la surveillance sur son autre fille, Victorine, qui pour le plus grand malheur du paternel était dotée de charmes et de formes si agréables que sa beauté faisait la quasi-unanimité dans la ville. Victorine était incontestablement très belle, jolie comme un cœur. D'ailleurs, à l'été de 1907, un marchand de cartes postales de la ville, un certain Paré, avait organisé un concours pour désigner la plus belle femme de Hull. Victorine Richard avait remporté haut la main le titre convoité avec 900 votes, ce qui lui valut un prix de 5 dollars en monnaie d'or.

          À l'instar de sa sœur Alexandrine, treize ans auparavant, la pétillante Victorine était aussi follement éprise d'un jeune homme, Télesphore Potvin, qui le lui rendait bien. Les jeunes gens se courtisaient depuis cinq ans et les parents du soupirant voyaient d'un bon œil les attentions que leur fils prodiguait à la belle Victorine et ils comprenaient que leur fils, en s'approchant de la jeune femme, ait attrapé un rhume de cœur. Malheureusement, le père de cette dernière n'était pas animé de sentiments aussi aimables envers Télesphore. En novembre 1908, Alphonse Richard avait expliqué à sa fille qu'il voulait à tout prix qu'elle mit fin à ses engagements avec son cavalier et, de ce jour, il avait décrété que sa porte serait désormais fermée au jeune soupirant.

          Angoissée, la belle et jeune Victorine avait fait part du décret paternel à celui qu'elle aimait. Mais il n'était pas question pour elle de mettre fin à cette relation, d'autant plus qu'elle avait déjà dépassé les bornes du tout sauf ça. Pendant de nombreux mois, le jeune couple sembla se plier aux désirs d'Alphonse Richard. Mais dans le secret, le mariage était organisé avec la complicité des parents de Télesphore et des Oblats de la paroisse. Le mardi 31 mars 1908, après avoir obtenu une dispense de trois bans de mariage et une dispense de temps prohibé – à cause du carême –, Victorine et Télesphore se marièrent en l'église Notre-Dame-de-Grâce. Il était temps et même grand temps. Le soir même, Victorine annonça à son père qu'elle avait épousé son cavalier. Surpris par le comportement de sa fille, Alphonse Richard renonça, devant le fait accompli, à recourir à la loi pour retenir sa fille à la maison. L'expérience de 1895 avait porté ses fruits.

          Le 30 juillet suivant, le couple Potvin se rendit à l'église de Notre-Dame-de-Grâce pour faire baptiser son premier rejeton. Les parents de Télesphore étaient les parrain et marraine du nouveau-né : ils avaient compris qu'il était parfois difficile de résister à la tentation de la chair surtout quand, dans les bras d'un fringant jeune homme, se blottissait la plus belle fille de la ville.

Source :

OUIMET, Raymond, Histoires de coeur insolites, Hull, éd. Vents d'Ouest, 1994.