Qui a volé la rue Principale ?

ouimet-raymond Par Le 07/06/2021

Dans Histoire locale

          Depuis plusieurs décennies, la gent politique gatinoise tente de faire de la Promenade du Portage un centre-ville de Gatineau. Des dizaines de millions y ont été investis sans trop de résultats depuis une quarantaine d’années si ce n’est la construction de nombreux édifices du gouvernement fédéral qui donnent à la rue une ambiance ottavienne. Et pourtant, la Promenade du Portage a déjà été LE centre-ville.

          C’est en 1875 que l’ancienne Ville de Hull a obtenu son statut de Ville. Elle comptait alors environ 10 000 habitants. Son centre-ville se situait dans une rue alors appelée Main, odonyme qui sera littéralement traduit par « Principale ». À cette époque, la rue y était grouillante d’activités. Outre, six hôtels et tavernes, on y trouvait deux tailleurs, sept magasins divers et épiceries, trois cordonneries, trois forgerons, un horloger, deux journaux, cinq études d’avocat, le bureau de poste, etc. Dix ans plus tard, la rue comptait trois fois plus de magasins, dont des bijoutiers, plusieurs imprimeurs, une banque, de même que le palais de justice et une prison arrachés d’Aylmer. Et en 1896, une ligne de tramways desservait la rue commerciale. Malheureusement, le 26 avril 1900, la ville a été balayée par un vaste incendie qui y a détruit 1 300 bâtiments dont la vaste majorité des immeubles de la rue Principale.

          La reconstruction de la ville et de son centre d’affaires se fera lentement : D’une part, les gens d’affaires peinaient à combler leurs pertes financières et d’autre part, la construction du pont Interprovincial, dit Alexandra, mettait en concurrence les centres-villes de Hull et d’Ottawa. Or, plusieurs années plus tôt, le marchand Basile Carrière s’était opposé à la construction de ce pont, car, disait-il, il drainerait la clientèle hulloise vers les gros commerces du centre-ville d’Ottawa. Il n’avait pas entièrement tort.

Hull principaleÀ la fin de la première décennie du XXe siècle, la rue Principale reprenait ses activités d’antan qui déborderont dans les rues environnantes comme du Pont (Eddy) et Hôtel-de-Ville. Le quartier était même devenu un lieu de divertissement fort prisé. On y trouvait plusieurs cinémas/théâtres, dont l’Éden, l’Eldorado, l’Odéon et le Talbotoscope où le public y était régulièrement convié à des séances de cinéma, de théâtre et de vaudeville.

          La rue Principale, bordée au sud par les grandes usines de la E.B. Eddy, et au nord par une population sans cesse grandissante, était au cœur de la vie hulloise. Ses magasins côtoyaient tant les banques, les bureaux d’avocats, de comptables, de notaires et de médecins que le palais de justice dans la cour duquel on exécutait des condamnés à la peine de mort. La vie nocturne y était trépidante. Fernandel et Tino Rossi sont venus chanter au théâtre Laurier alors que, dans les années 1940 et 1950, le Standish Hall, qui possédait la plus grande salle de bal au pays, y accueillait les grandes vedettes américaines du jazz :Duke Ellington, Louis Amstrong, etc.

Les soirs de fin de semaine, la population de l’Île de Hull aimait marcher rue Principale pour y faire du lèche-vitrine, fréquenter cinémas et restos ou le sexe opposé. Mais cela ne suffisait pas et le centre-ville peinait à se développer : on n’y trouvait pas de magasins à départements comme à Ottawa, lesquels captaient une partie importante de la population de la rive québécoise de l’Outaouais, sauf deux 5¢ 10¢ 15¢ communément appelés « Quinze cents ». D’ailleurs, trois des quatre circuits d’autobus du Transport Urbain ltée avaient leur terminus à… Ottawa ! Ainsi, dans les années cinquante et soixante, les marchands rêvaient-ils de concurrencer les Caplan’s, Freiman, et Larocque de la rue Rideau qui jouissaient d’une clientèle nombreuse. Ils appelaient de tous leurs vœux la construction d’édifices fédéraux au centre-ville, convaincus que cela leur rapporterait une clientèle pléthorique et un succès digne de leurs concurrents ottaviens. Or, à la même époque, l’arrivée des centres commerciaux Place Cartier et Galeries de Hull, est venue mettre fin au développement commercial de la rue Principale.

La déconfiture d’un centre-ville

          La fin des années 1960 et le début des années 1970 ont vu la population de l’Île de Hull diminuer de moitié par suite des expropriations et de la spéculation foncière. L’arrivée des immenses édifices fédéraux, qui ont dépersonnalisé et anglicisé le centre-ville, a entraîné une désaffection de la population locale à égard de la rue Principale dont le nom a été changé en « Promenade du Portage ». Les milliers de fonctionnaires, tant attendus, n’ont pas répondu pas aux attentes des marchands. Le centre-ville avait vécu ! En 1986, Roger Poirier, o.m.i., écrivait, fort à propos : « Qui a volé la rue Principale ? »

          Au début des années 1980, le conseil municipal de Hull décidait de concentrer les boîtes de nuit dans la rue Promenade du Portage, et ce pour mieux les contrôler. Le centre-ville était alors devenu un lieu d’administration fédérale et de divertissements. À la fin des années 1980, on trouve sur celle que l’on surnomme désormais La Strip, et ses environs, près d’une trentaine de boîtes de nuit et tavernes, envahies presque tous les soirs par des milliers d’Otttaviens en goguette. On y faisait la fête, certes, mais on s’y enivrait aussi plus que de raison de sorte que les fins de nuit s’achevaient souvent par des querelles qui se transformaient parfois en drames ; prostitution et commerce de la drogue y fleurissaient, et le crime organisé y avait pignon sur rue. C’est ainsi que la réputation de la Ville de Hull s’est vue entachée par des agissements délictueux des fêtards de la Promenade du Portage, agissements parfois rapportés jusque dans des médias internationaux. Pour contrôler les fêtards et le développement de la criminalité, la Ville a dû engager plus de policiers.

          Enfin, dans les années 1990, la Ville lançait l‘opération « Tolérance zéro ». Elle y a mis tout en œuvre pour retirer les permis de bars où il y avait du grabuge. Par ailleurs, l’Ontario avait décidé d’étendre ses heures de fermeture à 2 heures du matin, et le Québec a aligné les heures de fermeture des bars de l’Île de Hull sur ceux d’Ottawa. La Strip avait vécu. Le pseudo centre-ville est devenu un pôle à forte prédominance administrative avec des restaurants qui visent prioritairement la clientèle des fonctionnaires, et il se confond désormais avec Ottawa. Si vous cherchez un centre-ville, vous le trouverez probablement entre le boulevard Gréber et la montée Paiement.