Un triste imbroglio familial

Par Le 09/05/2020

Dans Histoire locale

            Le jour du mariage d’Adélard Godin avec Dorilda Levert[1], en 1909 à Hull, les invités à la noce sont loin de se douter que la vie ne fera pas de cadeaux au jeune couple. Peu instruit, Adélard est un homme ingénieux, un patenteux comme on disait dans le temps. Il a construit, seul, un très beau canot automobile qu'il fait voguer sur la rivière des Outaouais. Son sens inné de la mécanique l'a conduit à travailler dans la carrière de la Federal Stone où il dirige des travaux de concassage.

            Après sept ans et demi de mariage, les Godin forment un couple heureux entouré de trois beaux enfants. Le matin du 24 mai 1915, Dorilda a toutes les raisons de croire que la vie continue à lui sourire. Dehors, ça sent bon le printemps et, dans son ventre, elle a peut-être commencé à sentir les premiers remuements du bébé dont elle est enceinte depuis un peu plus de trois mois. Comme elle ne perd jamais une occasion de montrer à son mari combien elle l'aime, Dorilda a préparé, pour le dîner, un beau gâteau, car c'est le jour du vingt-neuvième anniversaire de naissance d’Adélard[2]. Mais midi est passé et Adélard n'est pas revenu à la maison. Dans la rue, elle a vu la plupart des maris des voisines regagner le foyer conjugal. Mais le sien n'est pas parmi ceux-là qui, étrangement, devisent à voix basse. Enfin, un homme s'approche de Dorilda et lui annonce que son mari vient de se faire tuer accidentellement à la carrière. La douleur est immense.

            Qu’était-il était arrivé au jeune contremaître de la carrière ? Il semble qu’il seAime raoul godin tenait près d’un concasseur mécanique quand sa chemise s’est coincée dans la courroie d’entraînement de cette puissante machine. Il aurait eu beau crier « Au secours ! », « Help ! », les ouvriers de la carrière, qui étaient tous unilingues d’origine polonaise, n’auraient pas compris les appels à l’aide d’Adélard. Aussi, a-t-il été broyé par le concasseur.

            Du jour au lendemain, la vie devient très difficile pour la jeune veuve qui vient tout juste d'avoir vingt-cinq ans. Mais Dorilda est une femme courageuse et pour subvenir aux besoins des siens, elle transforme une partie de son logement en épicerie. C'est peut-être derrière son comptoir que, deux ou trois ans après la mort de son mari, la jeune épicière fait la connaissance d'un jeune homme veuf, Philippe Boucher.

Catastrophe familiale

            Philippe Boucher s'amourache de la jeune veuve et un jour de l'été 1918, il la demande en mariage. Dorilda n'hésite sans doute pas à accorder sa main à cet homme qui l'aime assez pour lui proposer d'adopter les quatre enfants qu'elle a eus de son défunt mari, Adélard. Au mois d'août de la même année, le mariage est célébré à l'église Notre-Dame-de-Grâce de Hull. Dorilda croit renouer avec le bonheur. Mais un mois et demi plus tard, la grippe espagnole fait son apparition au Québec et, dès le 7 octobre, la panique commence à s'emparer de la population hulloise, car on compte dans la ville environ 700 cas de grippe. Une dizaine de jours plus tard, Dorilda Levert se sent malade à son tour et le 20 octobre elle ferme les yeux pour ne plus jamais les rouvrir.

            Pour Philippe Boucher, c'est la catastrophe. En deux mois et demi, il a été marié, il a pris en charge quatre enfants et il est redevenu veuf. Que faire? Il n'est pas le père légal des enfants de sa femme parce que, dit-on, la famille s'est opposée à leur adoption – on a probablement voulu s'assurer que l'homme était capable d'être un bon père. Quoi qu'il en soit, il est facile de comprendre qu'à cette époque il était difficile, voire impossible pour un homme seul, de travailler et d'élever en même temps quatre enfants. Boucher est donc mis devant un problème difficile à résoudre. Et c'est là que les témoignages divergent sur le comportement du malheureux époux. Les uns disent qu'il les a lâchement abandonnés[3] et d'autres affirment qu'en homme de coeur il a voulu les garder avec lui[4], mais que la famille légale s'y est opposée. Quoi qu'il en soit, les enfants sont dispersés, placés à l'orphelinat et plus tard, chez les parrains et marraines.

            Qu'est-il vraiment arrivé? Dorilda était propriétaire de sa maison située au 115, rue Saint-Laurent (aujourd’hui boulevard des Allumettières). Elle n'avait sûrement pas eu le temps de faire un testament avant sa mort et on aurait peut-être craint que son mari s'empare de la maison. Comme les familles Godin et Levert avaient des droits sur la maison, on n'aurait pas voulu que les titres de propriété soient transférés à Philippe Boucher. Mais ce n’est là que pure spéculation. En effet, qui peut se vanter connaître le fin fond de l’histoire sans document à l'appui ?

 

[1] Il était le fils de François Godin et d’Herménéline Vanasse et elle la fille de Jean-Baptiste Levert et de Délima Lacasse.

[2] Communication de Thérèse Godin-Séguin à l'auteur, le 28 juin 1993.

[3] Communication de Monique Godin Robidoux à l’auteur en janvier 2010.

[4] Communication de Cécile Brazeau Godin à l’auteur en octobre 1997.

 
×