Petite histoire du « Minuit, Chrétiens ! »

Par Le 21/12/2013

Dans Histoire générale

            J’ai grandi dans une paroisse et une ville qui n’existent plus aujourd’hui : Notre-Dame-de-Grâce, à Hull. Dans les années 1950 et 1960, la messe de minuit était l’événement religieux de l’année. Il y avait là deux « messes de minuit » : celle chantée dans la grande église – il fallait acheter sa place quelques semaines avant la fête –, et celle chantée au sous-sol. En haut, un chœur formé uniquement d’hommes et en bas, un chœur d’enfants, tous des garçons du collège Notre-Dame des Frères des écoles chrétiennes.

           Minuit moins cinq : les grandes orgues Casavant font entendre les premières notes. Puis le chœur entonne le Venez divin Messie. Mais tous attendent « l’heure solennelle », celle qui, au moment de l’entrée des célébrants (grand-messe diacre-sous-diacre) et des 70 ou 80 enfants de chœur, donne le coup d’envoi au chant religieux tant aimé : Minuit, Chrétiens ! Les fidèles sont pris d’un frisson qui secoue tant le corps que l’âme. Tous, sans exception, écoutent le chant comme des mélomanes. Et de fait, je pense qu’à ce moment, chacun était un mélomane.

          Aucun chant religieux, je crois, n’a provoqué autant de débats dans l’histoire de l’Église catholique québécoise et autant de commentaires chez le commun des fidèles. Les paroissiens en parlent avant et après l’office religieux : avant, ils se demandent qui le chantera, s’il le chantera aussi bien ou aussi mal que l’année précédente ; après ils commentent la performance du soliste, de l’organiste, du chœur de chant. Car, voyez-vous, le Minuit, Chrétiens ! est un moment magique dans toutes les églises de la francophonie. Et au Canada, il a été chanté pour la première fois le 25 décembre 1858, par la fille aînée du juge René-Édouard Caron (plus tard lieutenant-gouverneur) dans l’église de Sillery après que l’organiste Ernest Gagnon l’eut entendu à Paris l’année précédente. Le même jour (à la messe du jour), le chant sera repris par Madeleine Belleau dans l’église Saint-Jean-Baptiste à Québec.

          Ce chant religieux, si aimé du peuple, est banni de nombreuses églises du Québec dans les années 1930 et 1940 à la suite d’une campagne menée par le cardinal Jean-Marie Rodrigue Villeneuve, archevêque de Québec, qui emboîtait le pas à des autorités ecclésiastiques françaises. On a dit que le Minuit, Chrétiens ! était un chant absolument infâme. À son mieux une « chanson païenne ». Les plus raffinés parmi les musiciens d’église (étaient-ils libres ?) jugeaient la pièce « théâtrale », de « mauvais goût », vulgaire même. Ainsi donc, on a arrêté de chanter le Minuit, Chrétiens ! à Notre-Dame-de-Grâce pendant des années, alors qu’à la campagne on faisait fi des sermons du cardinal Villeneuve.          Pour nuire à la diffusion du Minuit, Chrétiens ! on fait courir la rumeur que ce chant avait été composé pendant une beuverie et que l’auteur, un supposé franc-maçon alcoolique, avait recyclé la musique de l’un de ses opéras pour offrir le cantique à sa maîtresse !

Pourquoi ?

           Pourquoi le Minuit, Chrétiens ! a-t-il soudainement été ostracisé par les autorités ecclésiastiques ? Pour en deviner les raisons, il faut remonter à l’origine du chant.

          Le 3 décembre 1847, dans la diligence de Paris, entre Mâcon et Dijon, Placide Cappeau (1807-1877), négociant en vins et poète à ses heures, écrit les paroles d’un Noël, pour lesquelles il est fort loin de se douter un seul instant de l’immense succès qu’il obtiendra par la suite. C’est le curé de Roquemaure (Provence), l’abbé Eugène Nicolas, qui l’avait prié de composer ce chant dans le cadre des manifestations culturelles et religieuses qu’il voulait organiser afin de recueillir quelques oboles pour le financement des vitraux de la collégiale Saint-Jean-Baptiste. Placide Cappeau, alors âgé de 39 ans, ancien élève des jésuites au collège royal d’Avignon, après des études de droit à Paris était revenu s’installer dans son village natal afin de s’associer avec le maire, Guillaume Clerc, dans un commerce de vins.

          La chanteuse Émily Laurey adresse les strophes de Minuit, Chrétiens ! au compositeur Adolphe Adam (1803-1856), qui est considéré comme l’un des créateurs de l’opéra-comique français. Adam en fait la musique en quelques jours et, le 24 décembre 1847, à la messe de minuit célébrée dans la petite église de Roquemaure, Emily Laurey chante pour la première fois le Noël d’Adam – le titre sous lequel le chant a d’abord été connu. (À noter que c’est une femme qui, la première, a chanté cet hymne religieux !)

          Immédiatement célèbre, notamment grâce au baryton Jean-Baptiste Faure, ce chant de Noël échappe à l’auteur des paroles, qui ne parvient même pas, comme il le désira 20 ans plus tard, à changer le texte. Placide Cappeau, n’était en effet pas du tout un homme d’Église, un fervent catholique, mais au contraire un libre penseur, un voltairien. Au culte d’un Dieu, il préférait celui de l’Humanité. Il dira : « Nous avons cru devoir modifier ce qui nous avait échappé au premier moment sur le péché originel, auquel nous ne croyons pas... Nous admettons Jésus comme rédempteur, mais rédempteur des inégalités, des injustices et de l’esclavage et des oppressions de toute sorte... »

Un juif !

          Adolphe Adam appelait le Minuit, Chrétiens ! la Marseillaise religieuse. Non seulement ce chant conquiert-il rapidement les églises de France, mais il est chanté dans les rues, dans les salons, et même dans les cafés-concerts !… Mais Adam a un péché originel : il est juif ! Or, il faut se souvenir que dans les  années 1930, on trouvait encore dans les missels la « prière pour l’infâme peuple juif » peuple alors qualifié de « déicide » ! Ajoutons à cela que le parolier était un « vulgaire marchand de vin » et qu’il niait le péché originel. Voilà quelques raisons pourquoi on a tenté de faire disparaître le Minuit, Chrétiens ! des églises. 

          Le Minuit, Chrétiens ! a été enregistré par nombre d’artistes dont Enrico Caruso, Tino Rossi, Georges Thill, Luciano Pavarotti, Raoul Jobin, Richard Verreau, Nana Mouskouri et… René Simard.

Minuit, chrétiens, c'est l'heure solennelle
Où l'Homme-Dieu descendit jusqu'à nous,
Pour effacer la tache originelle,
Et de son Père arrêter le courroux.
Le monde entier tressaille d'espérance,
A cette nuit qui lui donne un Sauveur.
Peuple, à genoux, attends ta délivrance
Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur...

Sources:

Bronze, Jean-Yves, Le Minuit, Chrétiens ! au Québec.
Gingras, Claude, Minuit, Chrétiens ! ou l’histoire d’un long ostracisme.
Souvenirs personnels.